Les humains, aussi loin que leur Histoire se raconte, vivent d’habitudes et trouvent le réconfort auprès des personnes qu’ils connaissent. Nous cultivons ces rapports en s’attachant à nos points communs. Mais, pour reprendre les mots de Léonor de Récondo : Refuser la rencontre avec autrui, c’est s’appauvrir

Chaque personne a des similitudes comme des différences. Plus grandes les différences, plus forte la distinction entre “nous” et “eux”. Certaines sont évidentes, sans conséquences négatives telles qu’elles. Une personne qui grandit de l’autre côté de l’hémisphère aura des traits et une culture qui ne nous est pas familière.  Dans les définitions de la discrimination ce n’est pas cette différence qui sépare les humains mais la conséquence qui est amenée à cette distinction. Puisque autrui ne me ressemble pas, alors il doit être traité différemment. 

Mais autrui est-il si différent de moi ? Comment en être sûr ?

L’histoire unique 

Le terme de l’histoire unique est mis en avant par Chimamanda Ngozi Adichie. On pourrait la réduire à un stéréotype mais la formule met en lumière l’enjeu de la réduction des personnes à un seul narratif. Si vous ne faites face qu’à la même histoire d’une personne vivant au Nigéria, côtoyant les animaux et vivant dans des maisons de fortune, l’esprit se forgera une image unique de ce qu’est la vie au Nigéria. C’est l’expérience que Chimamanda Ngozi Adichie relate lorsqu’elle part faire ses études aux Etats-Unis. Elle est confrontée à l’histoire unique, son histoire unique qui ne laisse place à aucune nuance. Sans blâmer, l’auteur révèle avoir elle aussi réduit des personnes à une histoire. Ce qu’elle défend alors, c’est la nécessité d’avoir différentes histoires pour comprendre la pluralité de chaque individu et éviter de créer ou renforcer les préjugés. Cette histoire unique cantonne chaque personne à un rôle. Elle force les individus dans un personnage, celui de la femme, de l’homme, du noir, de l’arabe, du bouddhiste, et rien d’autre ne peut être dit sur cette personne.

La conséquence de l’histoire unique est la suivante : elle prive les gens de leur dignité. Elle rend difficile la reconnaissance de notre égale humanité. Elle met l’accent sur nos différences plutôt que sur nos ressemblances.

Chimamanda Ngozi Adichie

Conscient des limites imposées par l’histoire unique, Karuna-Shechen a voulu élargir l’histoire des femmes en leur proposant des formations aux métiers considérés comme “masculin”. Comme le programme e-rickshaw qui donne l’opportunité à ces femmes de découvrir et montrer une nouvelle facette d’elles-même. 

Découvrez les histoires des femmes de Karuna

Les histoires qu’on raconte, qu’on nous a raconté, ont le pouvoir magique de diversifier notre perception du monde et des individus. Mais une multitude d’histoires, reprenant la même trame narrative, s’immiscent peu à peu dans l’esprit et forgent nos préjugés.

Les préjugés

Le préjugé a pour base un préconçu, une idée de ce qu’est l’autre. Sans connaître cette personne, mon esprit observe chaque élément de sa personne et les recoupe avec des jugements passés, qu’ils m’appartiennent ou non. Mon opinion de la personne est faite sur des critères subjectifs, et conditionnent mon comportement à l’égard de cette personne. En partant de ce jugement, chaque personne adoptera une posture différente, et la discrimination en est la forme la plus négative. 

Dans le règne animal, les biais cognitifs ont joué un rôle crucial dans la survie des espèces. Imaginez qu’un groupe de primates dans la jungle rencontre un lion. Parce qu’un autre lion a déjà attaqué le groupe par le passé, le cerveau animal réagit instantanément en associant le lion au danger, déclenchant ainsi une réponse instinctive. Ce réflexe cognitif permet de reconnaître intuitivement un prédateur potentiel. Grâce à cette réaction rapide, le primate peut alerter son groupe et prendre des mesures pour éviter le danger imminent. Ce mécanisme mental de généralisation, bien que parfois trompeur, a été essentiel pour la survie de l’espèce humaine à l’état animal, car il a permis à nos ancêtres de développer des stratégies d’évitement face aux menaces, contribuant ainsi à leur adaptation et à leur prospérité dans des environnements hostiles. Au fil du temps on raconte l’histoire du lion qui attaque sans vergogne tout ce qui est sur son passage. Et c’est l’unique narratif qui existe lorsque l’on parle de lui. 

Aux temps modernes, les situations à risques ne sont plus les mêmes, mais l’esprit humain a conservé ce réflexe. Sans forcément faire l’expérience du danger, l’histoire rapporte l’existence d’un danger. Et lorsque les discours se multiplient, ils créent des stéréotypes : “ et le problème des stéréotypes, ce n’est pas qu’ils sont faux, mais qu’ils sont incomplets”. (Chimamanda Ngozi Adichie) 

Sans chercher à compléter l’histoire, nous nous enfermons dans des schémas de pensées qui deviennent discriminants, nous pousse à nous éloigner de l’autre pour sa différence.  Comme en témoigne Nabina Tamang, vétérinaire pour Karuna-Shechen dans la Ruby Valley :

Dans mon village, tout le monde était contre le fait que les femmes aillent à l’école, mais les choses changent – lentement, certes, mais elles changent. Cependant, je suis reconnaissante que, bien qu’il soit conventionnel que seuls les hommes de ma communauté s’inscrivent à l’école vétérinaire, mon père ait décidé de m’y inscrire malgré tout, balayant les stéréotypes et les attentes culturelles. Y aurait-il une civilisation s’il n’y avait pas de femmes ? Je me pose souvent cette question. Alors pourquoi pratiquer la discrimination alors que les hommes et les femmes peuvent travailler de manière égale ?”

Comprendre nos biais discriminatoire est crucial pour promouvoir l’empathie, la compréhension mutuelle et l’égalité. Il encourage les individus à remettre en question leurs propres perspectives, à écouter les expériences des autres et à œuvrer ensemble pour créer une société plus inclusive et juste.

Entraîner l’esprit

Il est bien plus difficile de se juger soi-même que autrui. Si tu réussis à bien te juger c’est que tu es un véritable sage.

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince

Il n’est pas facile de prendre conscience de biais qu’on ne pense pas avoir. Pour les comprendre, il est important de multiplier les sources de savoir, découvrir l’existence de ses biais en ouvrant son esprit peu à peu à de nouvelles histoires. Mais pour réellement s’en imprégner, il faut exercer son esprit à accueillir des idées nouvelles, qui ne corroborent pas forcément avec notre manière de pensée. Ce n’est pas un exercice facile, car lorsque nous sommes confrontés à l’inexactitude de nos préjugés, notre réflexe est de rejeter l’information. 

 “Osons voir le diagnostic en face : reconnaissons l’implication de nos affects, biais cognitifs et autres complexes qui conditionnent notre manière d’être au monde, d’agir et de réagir. Dès lors, en revenant aux perceptions immédiates, à ce qui se passe ici et maintenant, nous pouvons d’une part dépasser nos préjugés, mais aussi nous mettre à la place de l’autre, prise par ses propres projections mentales.” (Matthieu Ricard, Entraîner son esprit pour surmonter les préjugés)

Matthieu Ricard encourage alors à l’émerveillement. Sans mettre de côté ses expériences, nous accueillons les nouvelles et les incorporons à la multitude de souvenirs collectionnés. La difficulté repose dans le détachement de ses biais, la capacité à prendre au corps de nouvelles informations en les écartant de celles déjà répertoriées dans l’esprit. De faire une place nouvelle à cette autre histoire, inédite souvent, qui permet de compléter pas à pas une plus grande œuvre. Il ne s’agit pas d’un exercice sans limite, mais de permettre à l’esprit de s’émerveiller quand l’occasion se présente, parfois de manière inattendue. 

En cultivant l’émerveillement face à la nouveauté, l’esprit est entraîné à se détacher de ses biais pour ne garder que les faits tels qu’ils se présentent à nous. L’exercice n’est pas facile et ne repose pas sur l’idée d’une libération de nos biais mais de considérer nos actions comme le fruit de ces biais. A terme, l’entraînement de l’esprit nous aidera à prendre conscience des conséquences de nos biais sur nos actes. C’est le premier pas vers une évolution de notre comportement à l’égard des autres.   

S’engager pour des rapports altruistes et justes

Le monde est vaste, et les histoires qui s’y racontent sont innombrables. Pour passer à l’action, il est important de s’informer de différentes façons et découvrir de nouvelles histoires. La discrimination s’appuie en grande partie sur le vertige que cette immensité peut provoquer et par réflexe nous allons à la simplicité du préjugé. Mais sans s’y jeter à corps perdu, il est possible de tenter de le découvrir pas à pas, en gardant un esprit neuf et bienveillant. En cultivant l’émerveillement et la compassion, il devient de plus en plus facile de s’ouvrir aux histoires. A petite échelle chacun de nous peut engager un échange, avec des personnes qui, à priori, n’ont rien de nous. Écouter les histoires et raconter la vôtre, dans toute la complexité de l’existence, est une richesse humaine et une force qui rassemble. 

(…) Une société qui attache de la valeur à l’altruisme et place le sort d’autrui au cœur de ses préoccupations veillera à corriger les inégalités qui sont source de souffrances, de discriminations, de difficulté à s’épanouir dans l’existence et d’accès réduit à l’éducation et à la santé.

Matthieu Ricard

Pour aller plus loin :


Sources :

  • Kayla J. Fike, Jacqueline S. Mattis, Kyle Nickodem, Casta Guillaume, “Black adolescent altruism: Exploring the role of racial discrimination and empathy”, Children and Youth Services Review, vol. 150, 2023 ;
  • Leigh Plunkett Tost, Ashley E. Hardin, Jacob W. Roberson, Francesca Gino, “ Different Roots, different fruits : gender-based difference in cultural narratives about perceived discrimination produce divergent psychological consequences”, AMJ vol. 65. n°6., 2022, pp. 1804-1834 ;
  • Matthieu Ricard,  Entraîner son esprit pour surmonter les préjugés.