En 2016, des membres de Karuna-Shechen suivent un séminaire auprès de Frédéric Laloux, auteur de Reinventing Organizations. Spécialisé dans la conduite de changement des organisations, Frédéric a accompagné les membres de Karuna dans leur volonté de mieux s’organiser pour préserver à la fois performances et valeurs. Il y avait le souhait de trouver un juste équilibre entre la rapidité des processus décisionnels des modèles pyramidaux et le lien de confiance que l’on peut retrouver dans des modèles horizontaux. Cet atelier a également permis aux équipes de trouver plus de simplicité, d’authenticité et de sens dans leurs pratiques quotidiennes au travail. 

Pour en savoir plus sur les théories managériales de l’altruisme au travail, nous vous donnons rendez-vous le 23 février 2021 pour une table ronde entre Matthieu Ricard et Frédéric Laloux. Retrouvez également des ressources ici.

Karuna-Shechen est une ONG qui agit et plaide pour un monde plus altruiste. On retrouve plusieurs définitions de l’altruisme, la plus commune étant “la disposition à s’intéresser et à se dévouer à autrui”. Partant de ce constat mais aussi du souhait de mieux organiser le travail en interne, il paraissait indispensable aux membres de l’association de se structurer pour créer un environnement de travail où cultiver des pratiques altruistes au quotidien. Karuna est, à sa manière, un organisme vivant. Prendre soin de chacun de ses membres – du salarié au donateur, du bénévole au bénéficiaire – c’est s’assurer de la pérennité d’une action juste.

Une organisation inclusive pour cultiver la créativité de chacun

La première proposition fut d’établir une structuration interne sur le modèle des organisations opales, présenté dans l’ouvrage de Frédéric Laloux. Celui-ci se fonde sur trois principes : l’auto gouvernance, la reliance et la diminution de l’ego. 

Se penchant sur le principe d’auto gouvernance, Karuna s’est structurée en « cercles de compétences », chacun spécialisé dans un domaine – l’action sur le terrain, la communication et la collecte de fonds, la logistique etc. Chaque membre peut rejoindre un cercle s’il le souhaite et s’il en a les compétences, l’idée étant qu’une telle organisation stimule la créativité de chacun, puise ses forces dans la motivation de ses membres et l’autonomisation de ces derniers.

Cela implique une forme de souplesse vis-à-vis des responsabilités et des tâches de chacun, profitant également de nouvelles arrivées et de nouvelles compétences pour redistribuer le travail plus efficacement. Catherine, qui coordonne le lien avec les philanthropes, me confie :

Plus le temps passait, plus je sentais une forme d’épanouissement au sein de Karuna avec l’utilisation de ces outils : l’autonomisation donnée à chacun, la responsabilisation, la capacité d’être pleinement soi-même sans porter de masque.

D’un autre côté, le fonctionnement de Karuna se centre beaucoup autour d’un advice processatypique : la plupart des projets et des décisions stratégiques donnent lieu à des discussions en groupe élargi. Dans une structure classique, c’est souvent un petit groupe ou le dirigeant seul qui prennent ces décisions. Au sein de Karuna, le porteur de projet reste le décisionnaire final mais un temps est prévu pour s’enrichir des avis de chacun. Cela permet de construire des projets plus intelligents, mais aussi de le faire avec l’adhésion du groupe.

Passer de l’idée à la pratique – tout un défi

Une telle transition nécessite du temps et l’adhésion des équipes et du système préexistant. “Passer à un tel modèle est difficile : il faut un leader qui soit prêt à remettre en jeu ses « pouvoirs » habituels et accepter que l’équipe s’autogère. Mais cela signifie une capacité de lâcher-prise de la part des managers, selon Erick, membre du board international. 

Cela nécessite aussi de changer complètement notre façon d’évaluer notre efficacité, analyse Catherine : “À un moment donné, un modèle doit se mesurer avec des réussites. Mais comment les mesurer ? Est-ce la diminution du turnover ? L’enthousiasme des employés et des parties prenantes ? Plus d’impact sur le terrain ? Au sein de Karuna nous sommes encore en évolution : le chemin est très long, on est conscient que l’on peut faire plus et il faut du temps, de l’intelligence et une capacité d’adaptation.”

Au-delà de cette organisation, de nombreux outils ont émergé de nos échanges avec Frédéric, des outils qui peinaient cependant à s’ancrer concrètement dans le quotidien de chacun. “Je suis arrivé dans Karuna à un moment où les outils étaient sortis de terre mais pas utilisés [par l’ensemble des équipes]. C’est la difficulté qu’ont toutes les organisations lorsqu’elles mènent un chantier de “People’s change”: faire redescendre des outils théoriques dans le travail du quotidien. On avait tous cette envie d’aller vers plus de bienveillance, plus de reliance mais on ne savait pas vraiment comment le faire tout en préservant notre efficacité et notre impact,” raconte Quentin, CEO de l’association.

Des outils quotidiens pour favoriser l’intention, l’écoute et l’expression des émotions

Le premier outil sélectionné par les membres de Karuna fut la pratique d’une courte méditation laïque avant le début de chaque réunion. Parfois, simplement 1 minute de pratique méditative avant d’aborder un sujet important peut faire une différence considérable.  “Au début c’est surprenant, mais après quelque temps cela devient indispensable, surtout dans les réunions en Zoom : cela permet de “poser” tout le monde”, raconte Réjane, stagiaire en Communication et Collecte de Fonds. Shalav, notre directeur des opérations au Népal, me confie également :

La méditation crée une atmosphère positive où chacun fait attention à l’autre sans jugement. Le silence est aussi agréable et nous impacte tous profondément : cela interrompt le brouhaha quotidien de nos journées chargées.

Un tour de table de la « météo intérieure » de chacun, consistant à partager les émotions que l’on ressent, est aussi pratiqué. “Le fait de donner des indices à tes collègues sur la manière dont tu te sens est indispensable, encore plus en distanciel. Cela permet de garder du lien et de comprendre les réactions des gens”, selon Réjane. Franck, le directeur du Plaidoyer, ajoute : “Depuis longtemps on considère que l’entreprise est une machine et que chaque individu est un rouage interchangeable, remplaçable. Dans cette vision, on se fiche totalement des émotions des gens. S’intéresser aux émotions de nos collègues, c’est prendre soin de l’organisme dans son ensemble. C’est une illusion de dire que le boulot et le perso peuvent être complètement séparés : comme on travaille avec nos émotions, créons un espace pour les exprimer. C’est le point de départ des météos intérieures.” 

Cet outil est pratiqué par nos équipes européennes mais aussi par nos équipes en Asie. Shalav me raconte : “Les salariés se sont progressivement approprié cet outil. La météo intérieure est un outil universel qui transcende largement les différences de langue, de culture, de pays.” Pour Quentin, “certaines personnes penseront que ces outils sont une perte de temps: pourtant ils nous permettent de développer une reliance, une compréhension mutuelle et un lien authentique qui nous aide à mieux travailler ensemble. Cela apporte une créativité collective sans filtre, sans jugement.”

Créer du lien et renforcer l’épanouissement de chacun, malgré la distance

Le mode de fonctionnement au sein de Karuna n’est pas parfait. Il nous a cependant permis de cultiver une culture de bienveillance et de confiance essentielle. Quentin, devenu CEO de l’association en 2019, se souvient :

Quand j’ai pris mes fonctions il y a un peu plus d’un an, je me suis senti accompagné avec beaucoup de bienveillance de la part de toutes les équipes. Ça m’a permis de trouver ma juste place en tant que CEO, sans avoir l’impression d’être constamment évalué ou jugé.

Cette organisation du travail a trouvé d’autant plus de résonance depuis le début de la pandémie, qui nous contraint à travailler à distance. Franck raconte : “Le télétravail montre encore plus l’importance de la bienveillance, de s’intéresser aux autres. On ressent moins les émotions à travers un écran : c’est pour cela que le partage d’émotions est encore plus essentiel dans le contexte actuel.”

Karuna fonctionne un peu comme un arbre : elle s’enracine dans des valeurs du bouddhisme laïque et rayonne avec ses branches. Et lorsqu’une branche est en train de mourir, c’est l’organisme dans son ensemble qui en souffre.

Une organisation est vraiment un être vivant : il faut toujours s’en occuper, avec compassion. La seule constante finalement c’est le changement.

Erick, membre du Conseil d’Administration