Discussion entre Javed Miri et Matthieu Ricard

Dans un entretien passionnant, Javed Miri, directeur des programmes internationaux chez Karuna-Shechen, et Matthieu Ricard abordent la résilience à partir de leurs perspectives et expériences respectives.

1. Qu’est ce que la résilience selon vous ? 

Matthieu Ricard : La résilience est souvent perçue comme une capacité que l’on peut développer. Bien qu’il puisse exister des traits innés, certaines personnes sont naturellement plus résilientes que d’autres, cette faculté se renforce également avec l’expérience et l’affrontement de difficultés. En surmontant ces obstacles, on construit progressivement des ressources intérieures permettant de les gérer sans être déstabilisé ou détruit. Les épreuves deviennent alors des leviers pour progresser. Ainsi, la résilience permet de naviguer à travers les hauts et les bas de la vie, en développant une force intérieure qui réduit la vulnérabilité sans entraîner de déconnexion ou d’insensibilité. Il est possible de cultiver la résilience de la même manière que toute autre qualité humaine.

Javed Miri : Je rajouterais qu’il existe plusieurs formes de résilience. Il y a la résilience personnelle, celle des communautés, des groupes sociaux, ainsi que la résilience sociale, économique, environnementale et climatique. Pour chacune d’elles, il y a des actions à entreprendre, des compétences à acquérir et des mesures à mettre en place. Dans le domaine humanitaire et du développement, il s’agit de rendre les gens capables de surmonter et de rebondir face aux chocs.

M.R. : En effet, la plupart des catastrophes naturelles sont suivies par des mouvements de solidarité, mais il est facile de commettre de graves erreurs à ce sujet. Par exemple, lors de l’ouragan Katrina, le gouverneur avait envoyé l’armée en raison de rumeurs de pillages et de viols. En réalité, ces allégations étaient infondées, et les habitants s’entraidaient magnifiquement avant l’arrivée de l’aide extérieure. L’envoi de l’armée a perturbé cet ordre spontané. Ce sont souvent les populations locales qui sont les premières à s’entraider. D’ailleurs, plus une société est collectiviste, par opposition à individualiste, plus la résilience communautaire et la solidarité sont fortes.

2. Comment cultivez-vous votre résilience personnelle ? 

M.R. : La pratique que je suis, la voie du bouddhisme, est une méthode pour cultiver la résilience personnelle. En étant moins soumis à l’attraction, l’animosité, l’obsession, l’avidité, l’orgueil et la jalousie, on devient moins vulnérable. Si l’on est dominé par ces émotions, le monde et les autres deviennent des instruments qui menacent notre bien-être, créant ainsi un fossé entre soi et le monde. Dans mon parcours, j’ai tenté modestement de moins me centrer  sur moi-même. Cela permet de se tourner vers les autres, car on a plus d’espace intérieur et on n’est pas enfermé dans la bulle de l’ego.

J.M. : Matthieu le fait de manière extraordinaire pour autrui, et j’essaie de le faire à une échelle plus modeste. Par nature, je ne vis pas pour ma seule personne, cela me rendrait triste. Par exemple, je ne peux pas savourer un repas délicieux en sachant que quelqu’un à côté de moi n’a rien à manger. Je n’en tire aucun plaisir, je préfère partager mon repas.  Dans la culture perse, on dit « connais-toi d’abord, avant de connaître Dieu ». Philosophiquement, c’est une valeur à laquelle j’accorde beaucoup d’importance, car sans prendre soin de soi correctement, on ne peut pas prendre soin des autres. Comme l’a dit Matthieu, cela rend fort et résilient de ne pas éprouver de jalousie par exemple. Quand je vois quelqu’un qui a plus de moyens que moi, je pense « Tant mieux, une personne pauvre de moins dont je dois me soucier ». Cette perspective me rend plus résilient et plus altruiste.

M.R. : L’antidote à la jalousie est la réjouissance : célébrer les qualités et les accomplissements des autres. La réjouissance est considérée comme une façon d’accumuler des mérites sans rien faire. (rires)

3. Quels enseignements avez-vous tiré des moments “tristes” de vos vies ?

M.R. : Je n’ai pas eu de très grands malheurs dans ma vie. Quand quelque chose est indépendant de ta volonté et que tu as fait tout ce que tu pouvais, il n’y a pas de raison d’avoir des regrets. Les regrets surviennent seulement si tu as négligé certaines choses, si tu les as mal faites en sachant que tu aurais pu mieux faire. Cela pousse aussi à se dire qu’on fera mieux la prochaine fois, ce qui est positif.

Un jour, alors que j’étais à Hong Kong en route pour le Tibet avec deux amis médecins pour s’occuper de nos projets humanitaires, des policiers m’ont refusé le visa, mais pas aux médecins. Quand j’ai demandé la raison, ils ont simplement répondu « c’est comme ça, on ne peut pas faire appel ». J’ai accepté cette situation, même si je n’avais rien fait de mal et que cela faisait déjà 15 ou 20 ans que nous travaillions au Tibet pour aider, et non pour semer le trouble. Si cela ne peut pas se faire, c’est dommage, mais c’est comme ça. Les médecins allaient continuer sans moi, et je n’allais pas m’inquiéter pour autant. J’avais donc l’esprit en paix et je suis reparti tranquillement dans mon ermitage au Népal. Bien que j’aie vu des choses épouvantables autour de moi, comme des tremblements de terre au Népal et au Tibet, la misère, et la famine, dans ma vie personnelle j’ai été épargné jusqu’à présent

J.M. : La première fois que ma résilience personnelle a été mise à l’épreuve, j’avais 19 ans. Mon père a quitté la famille, laissant ma mère et mes six frères et sœurs derrière lui. À 19 ans, je suis devenu chef de famille. Il fallait prendre soin de ma famille, une tâche loin d’être facile. Cependant, 25 ans plus tard, je réalise que c’était la plus belle expérience de ma vie. Cela m’a permis de me mettre au service des autres et de trouver une mission dans la vie, en me concentrant sur le bien-être de ma famille. Ce qui semblait être une catastrophe à l’époque s’est révélé être la plus belle mission que la vie pouvait m’offrir. La deuxième expérience de résilience est liée à la première. J’ai accepté de travailler dans des zones de guerre très difficiles. Beaucoup de gens démissionnaient dans ces conditions, mais il fallait une grande résilience, un peu de fatalisme et une touche de folie pour rester sur place malgré les attaques quotidiennes.

M.R. : C’est plus sérieux que ce que j’ai dit. (rires)

4. Avez-vous toujours été capable de résilience ou est-elle venue au fil du temps ?

M.R. : C’est difficile à évaluer lorsque l’on est jeune, car on ne se demande pas forcément quel est notre niveau de résilience. Cependant, avec le recul, je pense que mon parcours de vie et les enseignements que j’ai reçus ont façonné une philosophie centrée sur des valeurs moins dépendantes des circonstances extérieures.

Ce qui nuit à la résilience, c’est de tout attribuer aux conditions extérieures sur lesquelles nous avons un contrôle minimal. Ces conditions sont souvent temporaires et peuvent changer du jour au lendemain. Bien sûr, il est crucial d’améliorer les circonstances extérieures pour répondre aux besoins fondamentaux, comme nous le faisons chez Karuna pour combattre l’extrême pauvreté et permettre à chacun d’avoir une vie digne.

Cependant, il ne faut pas négliger l’acquisition de ressources et de conditions intérieures, car nous pouvons être misérables dans un environnement paradisiaque et conserver notre joie de vivre dans des conditions apparemment défavorables. Cela montre que notre esprit peut influencer notre perception des conditions extérieures dans les deux sens. En renforçant nos conditions intérieures, nous acquérons la capacité de gérer les défis extérieurs avec plus de résilience.

J.M. : Pour moi, l’un des facteurs cruciaux pour développer la résilience est d’accepter que le monde n’est pas parfait et que les choses ne vont pas toujours bien, ce qui est tout à fait normal. Nous pouvons être confrontés à des épreuves successives, et apprendre à naviguer à travers celles-ci en faisant de notre mieux.

Ma philosophie repose sur l’idée de donner le meilleur de moi-même dans toutes les circonstances. Mon objectif n’est pas de faire les choses de manière parfaite, car je ne suis pas parfait. Ce que je dois aux autres et à toutes les organisations où j’ai travaillé, c’est de donner le maximum de moi-même de manière authentique. Plus nous agissons ainsi, plus nous apprenons de nos expériences passées et plus nous progressons dans notre capacité à nous corriger. Je pense que cette approche renforce notre résilience de manière significative.

M.R. : Javed soulignait l’importance de naviguer au mieux à travers les circonstances de la vie et de se servir de techniques spécifiques. Dans le bouddhisme, il est enseigné de cultiver la bienveillance, la compassion, la réjouissance des qualités d’autrui et l’impartialité, des qualités qui peuvent mutuellement s’enrichir et s’aider.

Initialement, il est recommandé d’être bienveillant envers tous, mais il est facile de développer une partialité où l’on favorise excessivement ceux qui nous sont proches, négligeant les autres. Si cette partialité se transforme en indifférence envers les êtres, on peut alors se tourner vers la compassion, une conscience profonde des autres qui aide à libérer de la souffrance et de ses causes. Cependant, se concentrer trop intensément sur la compassion peut parfois être accablant, induisant un sentiment d’impuissance face à l’ampleur des défis. À ce moment-là, il est bénéfique de passer à la réjouissance des qualités d’autrui, en célébrant les bonnes choses qui existent dans le monde, sans réserve ni jalousie.

Cependant, il est essentiel de naviguer avec équilibre entre ces quatre qualités — bienveillance, compassion, réjouissance des qualités d’autrui et impartialité — afin qu’elles se soutiennent mutuellement sans dériver vers des extrêmes. Cette harmonie permet à ces qualités de croître ensemble, créant une synchronie bénéfique pour notre bien-être et celui des autres.

5. Comment concevez-vous la résilience dans vos vies professionnelles?

M.R. : A la fois j’ai plusieurs vies professionnelles et à la fois je n’ai pas vraiment de profession. Pour moi, c’est faire le mieux possible avec la notion d’altruisme efficace et se demander “Où est-ce qu’on peut faire le plus de bien possible avec les ressources, le temps, les moyens dont on dispose.” Aussi, il ne faut pas se laisser décourager par le bruit des circonstances qui peuvent interférer mais qui ne sont pas essentielles dans l’accomplissement de notre but. Je me souviens de mon amie Raphaëlle, confrontée de temps en temps à des attitudes machistes au Tibet, qui l’ont parfois démoralisée.  Le Dalaï-Lama lui a dit que son but était de construire des écoles et non de rendre tout le monde parfait, c’est plutôt le rôle du Bouddha. Dans le domaine humanitaire, les imperfections personnelles peuvent malheureusement perturber les efforts, qu’il s’agisse de conflits d’ego, de corruption ou de luttes de pouvoir. Pour se mettre au service des autres, il faut faire preuve de résilience en acceptant que les gens ne sont pas parfaits et que ce n’est pas notre travail, ça ne sert à rien de s’acharner là-dessus. Il faut garder précisément le but à accomplir et avoir de la résilience pour gérer les circonstances.

J.M. :  Dans la même optique, je refuse catégoriquement de partir du principe qu’il y a trop de problèmes et donc que je ne peux en résoudre aucun. Pour moi, même face à une montagne de difficultés, je crois qu’il suffit de commencer par soulever une pierre, puis une autre, et ainsi de suite. Si je meurs en déplaçant ces pierres, quelqu’un d’autre viendra et poursuivra le travail.

Il y a des gens qui argumentent : « En Inde, il y a 1,4 milliard de personnes et la très grande majorité est pauvre. » Puisque nous ne pouvons pas résoudre les problèmes de tous les Indiens, à quoi bon essayer d’en aider seulement quelques-uns ? » Mon point de vue est tout autre : aider même cinq personnes signifie qu’il y aura cinq personnes de moins vivant dans la pauvreté dans le Bihar et le Jharkhand par exemple. Ensuite, nous pourrons aider six personnes, puis sept. Il ne faut jamais abandonner. Par ailleurs, comme Matthieu l’a mentionné, les conditions ne seront jamais parfaites. Il faut de la résilience pour gérer les départs, les trahisons, les coups bas, et toutes sortes de situations inattendues. Supporter tout cela sans perdre espoir ni son humanité est essentiel. Il est crucial de maintenir son optimisme et sa détermination. C’est une forme de combativité différente, nécessaire pour tirer le meilleur de nous-mêmes et faire le bien autour de nous.

M.R. Santi Deva a dit  “Il n’y a a pas de grande tâche difficile qui ne puisse être décomposée en de petites tâches faciles”.

6. Le modèle d’altruisme en action de Karuna, et donc le travail avec les communautés, reflète une “résilience communautaire”, comment définiriez-vous cette notion ? 

J.M. : Le modèle d’altruisme en action qu’on essaye de concevoir et de mettre en œuvre a commencé dans ma tête il y a 20 ou 25 ans. Je  n’aime pas penser que nous allons apprendre aux gens à être plus altruistes car c’est un peu réducteur, c’est négliger une qualité que les gens ont déjà. Comme Matthieu disait, lors de catastrophes, les premières personnes à s’entraider sont les communautés entre elles. Elles essayent de s’organiser le mieux qu’elles peuvent.  À Karuna-Shechen, nous cherchons à développer un modèle visant à cultiver cette forme de résilience.

Notre objectif est de valoriser et d’encourager les initiatives déjà en cours au sein de nos communautés et parmi nos collaborateurs. Nous souhaitons recenser toutes les actions entreprises, car c’est là le cœur de notre approche de l’altruisme en action. En parallèle, nous envisageons d’intégrer de nouvelles formes d’altruisme en action, observées à travers le monde, afin de les combiner avec notre approche existante. La coopération, dans l’esprit de ce que Matthieu explique, révèle une source de joie bien plus grande que d’agir seul.

M.R. : Dans les régions plus difficiles où l’on (Karuna) travaille, les gens traversent constamment des obstacles ou des défis.  La résilience de la communauté repose sur l’addition des résiliences individuelles. Si les individus sont très centrés sur eux-mêmes, ils peuvent être vulnérables et contribuer ainsi à une société marquée par l’incertitude et la peur de l’avenir. L’absence d’outils pour faire face à ces défis peut générer de l’anxiété, comme on le constate parfois dans les sociétés occidentales confrontées au chaos des influences politiques et à l’angoisse environnementale.

La solidarité collective est essentielle pour trouver des réponses globales aux défis globaux, tels que ceux liés à l’environnement. Ainsi, la résilience s’accompagne d’un sentiment de solidarité et d’appartenance à notre humanité commune en période d’incertitude. Cela implique également un sentiment de responsabilité universelle et un engagement personnel à l’échelle locale, établissant ainsi un lien entre la responsabilité locale et l’engagement global.

Des études ont démontré que les individus qui accordent plus d’importance aux valeurs matérielles et extrinsèques, comme le statut social et la richesse matérielle, ont tendance à rechercher principalement le plaisir personnel. En conséquence, ils entretiennent moins de relations sociales significatives qui enrichissent leur vie, et sont moins préoccupés par les enjeux globaux. En revanche, ceux qui privilégient les valeurs intrinsèques telles que l’amitié, le contact avec la nature et la qualité des relations humaines, connaissent un épanouissement personnel plus marqué et montrent un engagement plus fort envers les problématiques globales. Ces constatations soulignent l’importance des cultures qui valorisent moins le matérialisme et le consumérisme, favorisant ainsi une meilleure résilience face aux défis du XXIe siècle et au-delà.

7Avez-vous un exemple marquant de résilience communautaire dans vos vies ?

M.R. : Au moment des tremblements de terre au Népal, ce sont principalement les communautés locales qui ont réagi en premier. Des petites ONG, des groupes de commerçants, des femmes, des clubs de football et d’autres organisations locales se sont mobilisés bien avant l’arrivée des secours internationaux. J’ai pu observer de mes propres yeux à quel point les gens s’organisent et manifestent une solidarité impressionnante au sein des villages, entre les villages et au sein des communautés affectées.

J’ai également observé cela au Tibet parmi les nomades, qui sont très axés sur la communauté. Par exemple, lorsqu’une femme décède en couches, les familles de la communauté adoptent directement l’enfant né. Cet esprit communautaire renforce la résilience de la communauté dans son ensemble. Il est vrai qu’éprouver un sentiment de solitude est préoccupant, surtout dans les grandes villes où ce sentiment semble croître malheureusement. Par exemple, à New York, 30% des habitants vivent seuls. Il existe une véritable épidémie de solitude qui ne résulte pas d’un choix conscient, mais plutôt d’une solitude ressentie au sein même d’une foule, sans bénéficier de relations humaines de qualité. Ce phénomène est extrêmement néfaste pour la santé mentale et physique, encourageant les addictions et réduisant même l’espérance de vie. En résumé, le sentiment aigu de solitude a des conséquences extrêmement préjudiciables pour la santé globale. 

Je crois fermement que la solidarité est un atout bien précieux pour développer un sentiment d’appartenance, car cela conduit à une meilleure résilience face à diverses difficultés telles que la famine, les tremblements de terre, les glissements de terrain, les inondations et la sécheresse.

J.M. : En effet, ça me rappelle mon village (ndlr : en Afghanistan) où mon grand-père maternel était le chef.  Il était responsable de la gestion de l’eau qui était une denrée rare. Elle nous venait des vallées situées plus en hauteur. Il y avait tout un système très compliqué de gestion des tours d’eau. Nous avions le droit d’avoir de l’eau une fois par mois seulement afin de pouvoir irriguer nos terres et à boire dans des sortes de digues que nous avions creusé à l’époque. Tout cela demandait beaucoup d’organisation. 

Mon grand-père était chargé de réunir tous les hommes du village en âge de pouvoir se poster tout au long des canaux et des ruisseaux, sur des kilomètres dans la vallée, et demander aux villageois de respecter notre tour. C’était une forme de solidarité, avec des personnes qui se portaient volontaires. Si les gens ne coopéraient pas, personne ne pouvait avoir accès à l’eau. Quand l’eau arrivait aux autres villages, ils la gardaient puisqu’ils avaient aussi besoin d’irriguer leurs terres. Ça demandait une sorte de coopération, de résilience et d’altruisme pour que notre village puisse avoir l’eau. 

Un autre exemple, un peu moins heureux, concerne la manière de gérer les décès. Dans notre village, jusqu’à il y a pas très longtemps, c’était coutumier quand il y avait un décès que l’ensemble de la famille n’ait strictement rien à faire. La seule chose qui était attendue de la famille endeuillée était de recevoir les gens pour leur donner leur condoléances. Pour le logement et les repas, tout était pris en charge par le village.  C’est un très bel exemple de solidarité.

M.R. : Beaucoup d’études ont montré que l’eau est l’un des “biens” les plus importants. Au sud-ouest de l’Espagne,  le même problème de sécheresse est apparu et les gens s’organisent très bien pour que l’eau soit répartie équitablement. C’est aussi ce qu’on appelle la “réciprocité généralisée”. Ce n’est pas un contrat que l’on signe qui stipule que “si je vous aide vous ferez la même chose” mais c’est entendu et évident. Si on se réunit tous pour faire la moisson dans un champ, au Népal par exemple, la semaine d’après on ira au champ d’à côté. Il y a un intérêt personnel au sein de l’altruisme généralisé.

8J’ai l’impression que pour vous résilience personnelle et communautaire sont très liées ?

M.R. : Elles partent de la même démarche. C’est un état d’esprit qui s’applique sur ce que tu as devant toi, et quand le champ s’élargit à la communauté, normalement il doit rester. Donc pour moi, c’est une continuité.

J.M. : Pour nous chez Karuna, nos projets de construction d’étangs illustrent la résilience communautaire qui découle de la résilience individuelle. Sachant que l’eau d’irrigation devient de plus en plus rare, la communauté doit être prête à allouer une parcelle de terre non pas pour un usage individuel, mais comme un réservoir d’eau bénéfique pour tous. Cela témoigne de leur capacité collective à faire preuve de résilience communautaire. En outre, les villageois et villageoises contribuent souvent financièrement, ou par leur temps, à la construction et à l’entretien de ces étangs afin qu’ils puissent être utilisés au bénéfice de tous.

Un autre exemple de résilience communautaire est celui des puits. Généralement, quelqu’un au sein du village alloue ou offre une parcelle de terre pour creuser un puits, fournissant ainsi de l’eau potable aux habitants et au bétail. C’est un bel exemple de résilience et d’altruisme qui renforce les communautés face aux défis environnementaux et aux besoins quotidiens.

 9. Quels conseils donneriez-vous pour cultiver la résilience au quotidien ?

J.M. : Si on veut être résilient au quotidien, il faut accepter que le monde n’est pas idéal et ne pas se démoraliser en disant que tout est injuste car cette mentalité nous mène à nous amoindrir. Deuxièmement, il faut avoir des stratégies mais les découper en petits morceaux. Mises les unes à côté des autres, elles permettront de cheminer vers le but final. Troisièmement, chose que j’applique moi-même, ou que j’aimerais appliquer, c’est donner sans rien attendre en retour car c’est ça qui rend malheureux.

M.R. : Il est essentiel de ne pas dépasser nos capacités actuelles, car viser trop rapidement et trop haut peut conduire au burn-out. Il est important de « savoir ménager sa monture » tout en progressant de manière continue : cela implique de cultiver constamment les qualités qui renforcent notre résilience, tant sur le plan personnel que professionnel. Pour moi, un bon conseil serait de se rappeler que la résilience a une composante innée : nous sommes tous plus ou moins résilients à la base, avec des degrés de sensibilité et de fragilité variables. Peu importe notre point de départ initial, même si nous ne deviendront pas tous des « champions olympiques » de la résilience, il existe une grande marge de progression grâce aux enseignements de la vie. En mettant l’accent sur le développement de la résilience parmi d’autres qualités humaines, nous pouvons cultiver régulièrement ces qualités jusqu’à atteindre un niveau optimal qui sera différent pour chacun, mais toujours supérieur à notre point de départ.

Il est crucial de ménager ses forces, mais dans le but de pouvoir se mettre mieux et plus longtemps au service d’autrui, tout en continuant à cultiver l’ensemble des qualités qui font que notre résilience va devenir plus vaste, inclusive et juste. La résilience nous permet ainsi d’accomplir le double bien d’autrui et de soi-même.