Karuna-Shechen est en cours de formalisation d’un nouveau modèle d’intervention. Celui-ci, nommé Modèle d’Altruisme en Action, place la participation communautaire au centre de toutes les étapes, la rendant fondamentale et irremplaçable. 

Le modèle d’Altruisme en Action est complexe, car il détaille les modalités techniques qui permettent de mettre en place cette participation communautaire dans la confiance et l’efficacité. L’intention de l’article est donc de partager ce modèle de la manière la plus claire possible, mais également la plus transparente. Pour que les personnes qui accompagnent et soutiennent Karuna dans ses projets puissent avoir une vision exacte de ce qui se déroule sur le terrain. En effet, ce modèle d’Altruisme en Action est déterminant pour l’association, car il constitue un changement majeur dans la professionnalisation et l’application de la vision des interventions : il pose comme cadre explicite et incontestable le partenariat entre Karuna et les communautés au sein desquelles elle intervient. 

De bénéficiaires à décideurs altruistes

Au fur et à mesure des années, le secteur du travail humanitaire a évolué vers un engagement de plus en plus poussé des communautés accompagnées. La perception des personnes soutenues a même changé au point de rejeter l’ancien terme de “bénéficiaire” qui sous-entend une réception passive de l’aide. Ce changement de paradigme progressif est très présent au sein de Karuna-Shechen, et est associé à une volonté active de modifier la structure des projets pour placer les communautés au centre de son action de manière effective. 

Le modèle “centré sur les communautés” devient obsolète au profit du modèle “mené par les communautés” (community-based/community-driven). Ainsi, là où les populations des régions ciblées n’étaient consultées que pour informer les personnes extérieures chargées de la conception et de la gestion des projets, elles font désormais partie de l’entièreté du processus : identification, conception, mise en œuvre, suivi et évaluation. Karuna-Shechen inclut la participation communautaire depuis des années, notamment par le biais des cofinancements. Les deux principes qui fondent ce modèle sont que chaque personne a le droit de prendre des décisions pour elle-même, et qu’elle est la mieux placée pour le faire.

Il ne s’agit plus d’apporter des solutions externes dans un contexte complexe, mais d’accompagner les communautés dans l’implémentation des solutions qu’elles voudraient mettre en place, en valorisant les ressources naturelles et savoirs locaux, ainsi que de leur apporter les outils et l’expertise dont l’association, professionnelle, est porteuse. Il s’agit désormais d’une transmission technique et de soutien financier. Karuna-Shechen, dont le mode d’action reposait sur son expérience et celle d’autres associations, innove désormais avec un modèle d’intervention propre : le modèle d’Altruisme en Action.

Ce modèle formalise et systématise les bonnes pratiques de celui du small money Big Change (SmBC) créé par Shamsul Akthar, directeur de Karuna-Shechen Inde, du National Solidarity Program en Afghanistan ainsi que d’autres adaptations du modèle CDD dans le monde. Il permet de réellement co-concevoir et co-implémenter les projets. Les personnes y prenant part sont considérées comme des partenaires égaux, avec pour ambition qu’elles deviennent des décideuses altruistes à part entière à terme. 

Des Conseils pour un avenir meilleur

La caractéristique fondamentale de ce modèle d’Altruisme en Action est la création de Conseils pour un Avenir Meilleur, abrégés BFC (Better Future Councils).

Dans les régions ciblées, les villages sont rassemblés en clusters qui constituent la zone d’intervention du projet. Chaque cluster représente environ 5000 personnes. Cela correspond à des groupements entre 2 et 10 villages. Un homme et une femme sont élus ou désignés dans chaque village, par les habitants, et les binômes de tous les villages du cluster forment le Conseil pour un Avenir Meilleur. Karuna place une femme et un homme au service de chaque Conseil.

Les habitants de chaque village sont chargés de désigner leur binôme, sous quelques conditions : ces individus doivent vivre de manière permanente dans le village, ne pas avoir commis de crimes ou de violations des droits humains, ont la disponibilité et l’envie de travailler au bénéfice de la communauté et partagent les valeurs de Karuna. Des spécificités existent dans chaque pays, par exemple sur l’âge minimum : 20 et 18 ans au Népal et en Inde respectivement. Avant validation de ces représentants, leurs noms sont affichés dans le village pour que tout potentiel enjeu puisse être soulevé et systématiquement investigué.

Les représentants sont choisis pour exercer entre un et trois ans selon le contexte et les apprentissages du projet pilote, avec impossibilité de faire plus de deux mandats consécutifs. Ils sont volontaires et bénévoles (avec remboursement des frais liés à l’exercice tel que le transport ou l’hébergement). Ils sont formés à la communication avec la communauté, le cycle de gestion de projet, la planification participative de projet (notamment la co-identification des priorités et la co-conception), la budgétisation, l’intelligence émotionnelle, aux valeurs de Karuna telles que la compassion ou l’altruisme. Des échanges avec des personnes participant à des organisations similaires dans la région sont mis en place si possible.

Une fois le BFC formé, les représentants désignent des membres opérationnels au sein du groupe, qui sont accompagnés par une formation additionnelle spécifique : des personnes sont choisies pour être présidente, vice-présidente, secrétaire et trésorière. 

Les BFC au coeur du modèle

Le Conseil BFC réunit une fois par mois, tous les binômes représentants les villages du cluster. Ces derniers organisent quant à eux des réunions mensuelles avec les habitants de leur village, afin d’écouter leurs besoins, échanger et être les justes représentants de leur communauté. 

Fort de ces représentations plurielles des communautés que les projets souhaitent appuyer, le BFC est au cœur de toutes les étapes. 

  • Co-identification des besoins, problématiques et ressources disponibles
  • Co-conception des projets
  • Co-implémentation des activités
  • Co-suivi et évaluation de l’intervention et son impact

Des sous-comités peuvent être créés à la discrétion des membres du Conseil. Par exemple, des sous-comités peuvent être chargés de la rédaction des propositions de projet ou du suivi de ces derniers… Ils peuvent également être organisés par thématiques d’intervention. 

Outre leur implication centrale à toutes les étapes du cycle de gestion de projet, les membres du BFC, épaulés par les motivateurs de compassion, assurent coordination et la coopération avec les autorités locales, les autres associations sur places, ainsi que tout autre acteur pertinent. Ils et elles sont les garants de l’inclusivité (non-discrimination, équité de genre, empouvoirement des groupes marginalisés), de l’efficacité (corruption, conflits d’intérêts, coûts…), et de la bonne gouvernance (transparence, redevabilité, procédures de prise de décision). 

L’organisation de la participation des communautés par un conseil de cluster composé de représentants des différents villages présente les avantages des deux approches jusqu’alors possibles : comme les projets à l’échelle d’un village, la participation active des communautés et la prise en compte des spécificités sont préservées. L’impact est réel et mesurable car le territoire couvert n’est pas trop large. Cependant, les économies d’échelle sont toujours praticables, ainsi que la mutualisation de la production, le partage du savoir-faire, des ressources et des réseaux

Motivateurs de compassion

Des employés de Karuna appelés motivatrices et motivateurs de compassion permettent des relations fluides, stables et de confiance mutuelle entre l’association et les communautés. 

Ces personnes, issues des villages des clusters, sont l’échelon le plus local de l’association : elles la représentent au sein des localités, participant à la coordination des BFC et des activités associées, ainsi qu’au lien avec les habitants. 

Ce sont donc les motivateurs de compassion qui, sous la supervision des cadres de l’association : 

  • encadrent la désignation des représentants des villages, 
  • vérifient que ceux-ci correspondent aux critères établis
  • co-animent les réunions communautaires avec les représentants choisis, 
  • organisent et animent les conseils de cluster, 
  • soutiennent les membres du conseil dans la rédaction des propositions de projet. 

Ils ont un rôle crucial de soutien et de coordination qui permet à chacun de trouver sa place dans le modèle d’intervention et d’être informé et intégré de la meilleure manière possible. 

Soutien à la réponse holistique définie par les communautés

Le modèle d’altruisme en action créé par Karuna-Shechen cherche à répondre mieux encore aux objectifs que l’association poursuit depuis sa création : briser le cycle de pauvreté intense. Pour ce faire, le caractère multidimensionnel de la pauvreté doit être pris en compte. Les personnes vulnérables que Karuna accompagne le sont par plusieurs aspects, qui s’imbriquent les uns dans les autres. Habiter un village isolé réduit l’accès aux ressources telles que des aliments diversifiés, ou à l’éducation. Le manque d’éducation limite les opportunités professionnelles notamment celles qui requièrent de quitter le village. Le manque d’opportunités limite le développement économique, qui limite les revenus et donc l’accès aux ressources, qui par ailleurs se raréfient en raison de la crise environnementale… N’agir que sur un facteur ne peut soutenir les personnes dans leur sortie de la pauvreté. C’est la raison pour laquelle Karuna-Shechen agit dans cinq secteurs interdépendants : la sécurité alimentaire, la santé, le développement économique, l’environnement, et l’éducation.

Les problèmes soulevés par les habitants sont gérés selon ces catégories dans lesquelles Karuna-Shechen a acquis une expertise – cela dit, si un enjeu émergeait qui ne rentrait dans aucune de ces catégories, celui-ci serait tout de même traité, si besoin en faisant appel à une association qui possède elle une expérience probante sur le sujet. Pour choisir les problématiques à traiter dans les projets, l’objectif est d’identifier l’enjeu commun le plus pressant, posant le plus de difficultés, rencontré par le plus grand nombre de personnes. Forts de ces informations, le Conseil pour un avenir meilleur se réunit, appuyés par les motivateurs et motivatrices de compassion, pour rédiger des propositions de projets.

Au terme de ce travail déterminant et profond, des réunions sont organisées pour présenter ces propositions aux communautés et s’accorder sur celles-ci avant envoi au directeur international des programmes pour validation conjointe avec l’équipe de management senior. Celle-ci est composée des directeurs-pays, des directrices des programmes, des directeurs finances et du chef de l’unité suivi-évaluation de chaque pays. Ensuite, le projet est présenté au conseil d’administration de Karuna pour approbation. Une fois les propositions finalisées et ayant suivi tout le processus de validation, les membres du BFC cascadent l’information aux communautés.

Un projet piloté par les communautés 

Une  réunion de kick-off permet d’expliciter à nouveau le projet, pour identifier des problèmes, incompréhensions, tensions et tenter de les résoudre. Les procédures de suivi et évaluation sont également clarifiées, ainsi que le mécanisme de plainte et de retour d’expériences. Ainsi, les habitants peuvent déposer leurs retours anonymement ou non et améliorer le projet, ou faire remonter les problématiques auxquelles ils et elles sont confrontées. 

Comme dans le modèle smBC imaginé par Shamsul Akhtar et dont le modèle Altruisme en Action est inspiré, les membres de la communauté peuvent contribuer financièrement au projet implémenté, lorsque cela s’y prête. Le ratio de contribution est défini lors de la co-conception du projet, puis celle-ci est réunie et transférée par le biais d’un compte en banque créé conjointement par un homme et une femme de la communauté et un ou une employée de Karuna-Shechen. 

Le co-financement permet aux communautés de se sentir impliquées, et ainsi, la gestion du projet leur revient naturellement.

L’altruisme au coeur des actions

L’altruisme est la valeur que porte Karuna-Shechen, par son plaidoyer mais d’abord par ses interventions sur le terrain. 

Chez Karuna-Shechen, différentes pratiques ont été mises en place, qui favorisent le potentiel altruiste de chacun et chacune des membres. Cela inclut une méditation quotidienne, des ateliers réguliers sur l’intelligence émotionnelle et des opportunités de participation à des programmes tels que le MBSR. Des valeurs de travail qui promeuvent une culture positive, ont été collectivement établies, créant une culture de travail positive. Ces valeurs sont : incarner l’équipe, cultiver la joie, écouter avec attention, être bienveillant, rester efficace, accueillir l’inconnu, exprimer sa gratitude et partager avec une parole juste.

Dans l’association, pour mettre l’altruisme et l’intelligence émotionnelle au cœur de la culture de travail, les réunions commencent toujours par une méditation collective pour cultiver présence et intention, et chaque membre a l’opportunité d’exprimer son état intérieur lors d’un tour de table. Les membres sont activement encouragés à intégrer cette culture de bienveillance envers eux-mêmes, leurs collègues et les personnes prenant part aux programmes. Cela se manifeste par la création d’un outil-ressource sur notre culture interne et des ateliers bilingues sur l’intelligence émotionnelle, favorisant ainsi la cohésion internationale.

Cette valeur, partagée par les membres de Karuna-Shechen, est aussi diffusée auprès des communautés partenaires de l’association : les comportements altruistes sont encouragés parmi les membres communautaires qui agissent au sein des programmes. Par exemple, au sein des programmes d’éducation, les exercices ludiques proposés aux enfants visent à renforcer la coopération. Les ateliers de sensibilisation des adolescents mettent également l’altruisme et la solidarité au cœur de la discussion. 

L’altruisme est donc bien le lien entre toutes les actions de Karuna-Shechen : c’est à la fois sa méthode et son objectif

Conclusion

Ce modèle d’intervention, créé et peaufiné depuis deux ans au sein de Karuna-Shechen, est testé dans la réalité par deux projets pilotes, situés dans les nouvelles régions d’intervention de l’association : le Teraï, au Népal, et Darjeeling, en Inde. 

Ainsi, la collaboration entre l’organisation et les communautés suit dès le départ ce modèle, qui se veut adaptable aux différents contextes, et modifiable en fonction des leçons apprises au cours du temps. Les modalités définies dans le modèle sont ainsi un cadre de référence dans l’implémentation des projets. Cependant, la flexibilité est une caractéristique fondamentale du modèle : selon les besoins et possibilités, les résultats et les retours qui remontent des personnes qui implémentent et de celles qui vivent les programmes, les paramètres seront adaptés et ajustés.

Ce modèle d’altruisme en action est un cadre qui réunit de nombreuses analyses scientifiques et empiriques. Le concevoir et effectuer des implémentation pilotes est une occasion précieuse de le l’améliorer et le formaliser pour pouvoir diffuser auprès de toutes les équipes de Karuna les pratiques qui permettent une participation communautaire réelle. 

Lexique

smBC : small money Big Change, modèle imaginé par Shamsul Akthar, directeur de Karuna-Shechen Inde. Il s’agit d’un modèle de communauté planifiée et gérée qui positionne les communautés défavorisées en tant qu’acteurs du développement, en les impliquant dans la planification et la gestion des projets plutôt que de les considérer comme de simples bénéficiaires passifs. À partir de cinq villages éloignés de Bihar en 2013, SmBC est actuellement mis en œuvre dans toutes nos zones d’intervention à Bihar et Jharkhand, améliorant la vie rurale grâce à la construction de toilettes, de puits, d’étangs, de barrages, de passages à niveau, etc. SmBC repose sur les trois principes de la bonne gouvernance, à savoir la participation, la transparence et la responsabilité. Le programme implique la participation active des communautés rurales à chaque étape du projet SmBC, dès la phase de planification. Les transactions financières sont effectuées par le biais d’un compte bancaire conjoint détenu par les membres de la communauté concernée et Karuna-Shechen Inde. Cela garantit la responsabilité des deux parties vis-à-vis du projet. De plus, les données en temps réel sont discutées avec les membres de la communauté bénéficiaire et préparées sur le chantier du projet afin d’assurer la transparence.

MC : Motivateurs de Compassion. Ces personnes employées par Karuna-Shechen sont issues des communautés dans lesquelles elles travaillent. Leur travail consiste à établir un lien de confiance entre leur communauté et l’association, en servant d’intermédiaire et de facilitateurs. Ils appuient également les Conseils pour une Vie Meilleure dans leur gouvernance des projets en partenariat avec Karuna-Shechen. 

BFC : Better Future Council ou Conseil pour une Vie Meilleure. Ces conseils sont constitués de membres communautaires (une femme et un homme pour représenter chaque village du groupement de villages) et sont la voix des communautés au sein du partenariat avec Karuna-Shechen : le BFC co-conçoit, co-implémente et co-évalue les programmes avec l’association. 

CDD : Community-driven development, ou modèle de développement mené par les communautés, qui marque sa différence par rapport au CBD (community-based development ou développement fondé sur les communautés) par une participation communautaire éxacerbée dans toutes les étapes plutôt que de simple consultations des personnes concernées par les programmes.